Je reprends donc mon récit du Boom Festival. Si tu n’as pas lu la première partie, je t’invite à la lire en premier sur ce lien. En quelques heures, les hectares de champs désertiques, où trainent habituellement des troupeaux de vaches, sont transformés en ville improvisée. Je tire mon chapeau aux bénévoles qui n’ont pas fermé l’oeil de la nuit et qui parviennent à garder leur sang froid dans cette partie de Tetris où les éléments n’en font qu’à leur tête. C’est un casse tête organisationnel et je dois refréner mon cerveau qui, en dépit d’un manque alarmant de caféine, rêve de prêter main forte. On dirait une fusion entre un camping post-apocalyptique, un HLM anarchique et un camp de manouches qui aurait ignoré la modernité. Les 'Caravan Park' sont placés en périphérie du festival juste en dehors des remparts (une vulgaire barrière en métal) qu’un agent de sécurité maigrichon et armé d’une petite matraque en caoutchouc surveille jour et nuit. A priori, il n’y aura pas d’envahisseurs à repousser.
Nous logerons donc dans les faubourgs de Boom. Autour de nous, des bus domiciliés, des camions customisés, et des camping-cars d’un ancien temps se frottent aux fourgonettes aménagées et aux vans fraichement loués. Peu importe le gabarit et la marque de prestige, on recevra tous le même traitement - Il faudra peu de temps à la poussière pour nous recouvrir d’une épaisse couche d’amour. La poussière c’est l’uniforme inconditionnel du Boom. C’est à pieds ou à vélo qu’on rejoint le coeur des festivités. Y’a des zones rectilignes avec des tipis parfaitement alignés qui font de l’ombre aux rangées de tentes en carton - le tout dans une teinte beige, comme dans un safari kenyan. Le reste de l’espace camping est pris d’assaut par un florilège de tentes bariolées, des campements de fortunes en polyester où chacun fait de son mieux pour trouver un semblant d’horizontalité dans les collines abruptes et la broussaille indigène. Y’a des hamacs qui poussent de partout et relient les arbres en surface comme le mycelium le fait sous terre. Le lieu, qui en temps normal doit être d’une monochromie apaisante, semble s’être paré de son plus bel arc-en-ciel pour l’occasion. Comme il est formellement interdit de faire du feu, le festival a mis des fours en terre à disposition des campeurs. Quand on passe devant ces cuisines collectives, il y a toujours du café et des pâtes qui chauffe pour rassembler les étrangers autour d’un besoin commun. C’est la station service du peuple nomade. Je marche avec mes deux cerveaux enclenchés. Le créatif admire l’effort que chacun met dans son look, s’extase devant l’inventivité déployée et s’inspire de toutes ces folles idées. L’autre cerveau, le plus rationnel, analyse la fluidité du mouvement, l’ingénuité du système organisé et remercie les architectes invisibles d’avoir bien pensé le réseau d’eau.
J’ai envie de bombarder de questions les responsables de l’organisation. J’ai faim de chiffres, de données et je voudrais tellement aider à repenser certains aspects. Sauf que je ne suis pas venu ici pour ça! Mais d’ailleurs, pourquoi suis-je venu ici? Quelle est mon intention? Comme tout humain de 40 ans qui se respecte, j’ai une crise existentielle à traverser. Hors, une crise est un mélange entre le chaos et l’opportunité. Si tu ne secoues pas, la pulpe, elle reste en bas. La fin d’un cycle et le début d’un autre. J’ai traversé une zone de brouillard et même si j’aime ne pas savoir où je vais, j’avais parfois besoin d’un peu plus de clarté. Une limpidité que je ne pouvais pas intellectualiser, rationaliser, et contrôler. J’accueille toujours le brouillard car je sais que ce n’est qu’une phase, qu’un court passage entre deux monde, deux états. Je suis à un croisement de mon existence, et j’ai l’impression d’avoir deux chemins distincts qui s’offrent à moi. Y’en a un qui me voit solitaire, célibataire, à naviguer les mers. Et l’autre qui m’ancre sur terre, à explorer mon rôle de père et écrire l’extraordinaire histoire d’une famille solidaire.
Un vrai tiraillement intérieur qu’aucune réponse ne saurait satisfaire. Un entre-deux? Un entre-trois? Ou peut-être une toute autre voie? Quand je suis face à un choix qui me dépasse, je m’en remets au voyage, au pèlerinage et au retour à soi. S’il y a des réponses, elles sont déjà en moi. Et parfois, quand la situation se présente, je fais appel à la Medicina des psychédéliques. Je suis donc (aussi) venu à Boom pour un trip - un voyage sacré au LSD. Sauf que je ne sais pas où, ni comment, m’en procurer. Alors, j’ai demandé à mon dealer = l’Univers. Si je suis censé faire ce voyage existentiel, il se présentera à moi. Aucune insistance, aucune résistance. L’intention était posée, arrivera ce qui doit arriver.
Le Boom est un grand terrain de jeu avec des pistes de danse hors du commun, des petits coins de verdures sous les arbres, un lac presque pas trop tiède, des temples ombragés pour les ateliers, un espace enfants pour petits dragons, une salle d’exposition artistique, un marché pirate, une supérette, des restaurants internationaux, des banques électroniques, des tentes de premiers soins, et même un laboratoire pour faire tester vos drogues. Bref, c’est un écosystème complet qui n’a de cesse de se diversifier. Boom, terre de contrastes et d’incohérences. Les restaurants vegans avoisinent les orgies carnivores venues d’Argentine. Les gueules de pirates aux pieds-nus vendent des babioles made in Asia. Les dealers de drogues se font connaître avec des pancartes publicitaires qu’ils secouent à bout de bras. Une nana arbore un panneau ‘La planète n’est pas un cendrier’ qu’elle pose pour sa pause Marlboro. Les glaçons valent plus chers que la bière (déjà très chère) et alors que certains ressemblent à des paons sophistiquement colorés, d’autres ont tout laissé tombé pour séjourner à oilpé. Ici, c’est le Mc Do incarné - au Boom, tu viens vraiment comme tu es.
Le grand désarroi c’est de choisir parmi l’embarras du choix. Les ateliers s’enchainent et se superposent et il nous faut décider entre une exploration de la masturbation quantique, des chants sacrés des Lakotas ou une conférence sur l’utilisation des psychotropes chez les Romains. Tu peux aussi te laisser porter par le son du moment ou l’appel d’un objet brillant. Tous les chemins mènent quelque part et il ne sera jamais trop tard pour vivre une histoire. Pour notre part, on décide d’aller au Temple de la Conscience histoire de découvrir leur programme. Un exercice propose de partager notre intention pour ce Boom avec un inconnu. On rencontre Aubry, un gros barbu, frère américain épris de l’Europe depuis plus de 15 ans et qui ne compte plus jamais quitter. Il est venu célébrer son 50ème trip au LSD et, forcément c’est lui que je devais rencontrer. Il m’offre un petit carton en me garantissant la provenance (pour info: chaque carton est imbibé d’une goutte de LSD. Tu l’avales et laisses la magie opérer. Mais y’a bon LSD et cochonnerie trafiquée) On se souhaite bon Boom et bon voyage galactique. L’Univers répond très vite à nos demandes, surtout quand elles sont justes - à n’en point douter. J’ai plus qu’à laisser le bon moment venir pour m’autoriser à partir - il viendra dans un instant, et promis, je te raconterai tout ça ! Car avant, j’aimerai te parler de citoyenneté et de coexistence résolue. Boom se vante d’être un festival éco-responsable. Difficile à croire avec le nombre de cannettes vendues, les quantités de déchets produits et les montagnes d’emballages nécessaire à nos festivités. Difficile à valider vu le nombre de gasoil englouti pour seulement arriver. Difficile de comptabiliser avec une telle densité d’humains déchainés. Le truc, c’est que l’effort écologique est un sport d’équipe qui se joue avec la recherche du profit et la responsabilité individuelle. À quoi bon proposer des poubelles de tri si on vise dans le mauvais panier. À quoi bon parler de réduction de déchets quand on vend des canettes et bouteilles par milliers. Bref, y’aura toujours des efforts à faire et c’est un jeu qu’on peut peaufiner - Ensemble. Perso, je pars sur une règle simple - si je m’autorise à pisser dans le lac (alors que c’est formellement interdit, et on comprend pourquoi), je donne inconsciemment la permission à tout le monde d’en faire autant. Avec l'Univers, c'est un peu œil pour œil, dent pour dent. Incarne le bon exemple car la réalité est ton reflet - et de toute façon, tu finiras par boire l”eau que t’as souillé. NB: C’est d’ailleurs assez récent que je ne pisse plus dans les piscines ni lacs. Et je t’invite à en faire autant, surtout si on partage le même plan d’eau :) Apprenons à viser, apprenons à trier, apprenons à se retenir, apprenons à ré-utiliser, apprenons à incarner nos idéaux ! Bref, je n’ai pas la solution pour la pollution, mais je fais vraiment attention à ma (sur)consommation. En revanche, ce qui m’excite le plus, c’est le pipi et le caca. Le tien et le mien. Car faut dire que 60,000 personnes, ça chie et pisse des quantités faramineuses! Et au cas où tu ne le saurais pas encore, le pipi et le caca, c’est de la fertilité à composter. C’est l’or des jardiniers et c’est une richesse qu’on doit réinvestir dans la banque du sol.
Et pour le coup, je lève mon chapeau à Boom! Y’a pleins de toilettes sèches de partout. Le système est ingénieux et j’aimerais tant qu’il soit reproduit de partout! Si je m’écoutais, je passerai ma vie à le diffuser - car quitte à vivre une vie de merde, autant en tirer profit. Je suis un vrai entrepreneur de merde! Tu fais ta besogne classique dans des toilettes encore mieux foutues que les toilettes de chantiers. Elles sont en bois, élégantes et avec de beaux graffiti colorés. Ta donation rejoint celle des autres dans une grande cuve d’1m cube avec une aération assez haute pour ne pas empester le voisinage. Y’a pas besoin de tirer la chasse, ni besoin de mettre des copeaux. Ton seul job est de 1) viser dans le trou et 2) mettre dans la poubelle tout ce qui (a priori une évidence et pourtant) n’a rien à faire dans le compost - tampons, serviettes hygiéniques, mégots, canettes, capotes, claquette orpheline… Y’a des immenses rouleaux de papiers toilettes à l’entrée et du gel hydro à la sortie. Y’a même un système admirablement ingénieux de fermeture automatique de la lunette = un fil qui ferme le couvercle quand la porte se referme toute seule. Merci aux génies qui ont pensé à ça! Des camions spécialisés viennent ensuite pomper les cuves et étaler son riche contenu dans une plateforme de compostage. Une couche d’excréments + une couche de broyats de bois + une couche d’excréments + une couche de broyats. S’ensuit un processus simple et efficace de fermentation qui résulte en un compost de qualité en moins d’un an. Compost qui viendra augmenter la fertilité des même terrains que nous utilisons pour le festival. Plus de fertilité = plus d’arbres = plus d’ombres = moins d’évaporation = un monde joyeux Y’a pas photo, ce genre de pratique me donne tellement plus la trique que tout discours politique. Bien sûr, il faut un ‘sauf que’. Car y’a toujours des bémols dans ces systèmes. Et généralement, le bémol ne vient pas du système, mais de la responsabilité individuelle. J’aime profondément l’humain, mais parfois, j’ai l’impression qu’on est plus porcasse qu’un cochon industriel. J’ai toujours du mal à comprendre (et accepter) comment on peut laisser derrière soi des chiottes dans un tel état. J’avoue, c’est pas toujours facile pour les gars de viser dans le mille quand on pisse, mais prenons un peu de papier pour compenser notre tremblote (essuyez la cuvette!). Je comprends aussi que nos intestins peuvent parfois nous jouer des tours et que la diarrhée nous en fait baver, mais de là à en étaler de partout, de là à chier sur les côtés, de là à tagger son identité… Au même titre qu’on ne pisse plus dans les piscines, faisons le nécessaire pour viser dans le trou et jouer la carte de la solidarité. Nous avons besoin d’un monde courtois, qui voit plus loin que son propre caca. J’ai une règle qui dit que l’état dans lequel tu rends des toilettes en dit long sur ta relation à la collectivité. Et si tu aspires à un monde solidaire, tu sais ce qu’il te reste à faire (que ce soit toi ou pas qui aie pissé sur la cuvette). Je m’arrête là car je pourrais facilement me transformer en tyran très chiant de la bienséance.
Bref, tout ça pour vous dire, que peu importe comment les autres se comportent, TOI, tu peux briser le cycle vicieux, TOI, tu peux faire l’effort d’aimer encore plus fort, TOI, tu peux laisser les lieux plus propres que tu les as trouvé. Et surtout, TOI, tu es responsable de ta réalité partagée.
Un grand merci aux équipes de nettoyage qui ne seront jamais assez payé pour leur utilité à la société. J’en profite d’ailleurs pour vous partager un petit secret. La fertilité de notre Jardungle est en grosse partie due à tous les cacas que vous nous avez laissé. D’où l’intelligence d’organiser des évènements chez soi. Sous réserve de savoir composter, ça va de soi. Ce récit est déjà long et j’ai encore beaucoup de choses à te partager. Dans les prochains messages, je te raconterai ce qui s’est passé avec le LSD, je te parlerai du buffet de nudité et de comment j’ai décidé de rester marié. Encore merci de m’avoir lu et ravi de partager cette tranche de vie. ----- Pour info, le Boom se célèbre habituellement tous les 2 ans au Portugal. Exceptionnellement, ils remettent ça l’année prochaine du 20 au 27 juillet 2023, et la vente des billets se fera en octobre 2022. Connecte-toi sur leur site. Sache qu’il existe pleins d’autres festivals du genre - le Nowhere dans le désert de Saragosse, le Rêve de l’Aborigène en France et l’Arbre qui marche en France aussi. (Je ne suis allé à aucun d’entre eux, mais je pense organiser un voyage en Tribu) NB: Je t’ai dit qu’avant d’arriver au Boom, on avait été escaladé les roches enflammées dans des coins paumés - voici un résumé en 1 minute et en musique.